Archives mensuelles : novembre 2022

La scène mondiale en période de confinement

Publication réalisée sous la direction de Françoise Quillet, directrice du Centre International de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle – aux Éditions de L’Harmattan

Comment le confinement a-t-il été vécu à travers le monde, par les Arts du spectacle ? S’il y eut une hécatombe : annulations, fermetures de toutes sortes… les artistes ont continué d’inventer, de nous faire rêver, de nous faire vibrer.

Cet ouvrage nous invite à un voyage au cours duquel s’expriment aussi bien les troubles intérieurs que les problèmes des sociétés, aussi bien la peur, l’angoisse que la volonté d’un monde différent, le désir de construire des lendemains chaleureux.

Voici donc des témoignages de Chine, de Taïwan, de Singapour, de Corée du Sud, de Hong Kong, du Japon, de l’Océanie, des Caraïbes, du Brésil, de l’Argentine, d’Égypte, de Tunisie et d’Europe. Au-delà des différences, des préoccupations se font écho.

Françoise Quillet est fondatrice et directrice du CIRRAS-Centre International de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle, Maître de conférences HDR en Arts du Spectacle-Université de Franche-Comté, Chercheur associé à la MSHE-Maison des Sciences de l’Homme et de l’Environnement-Université de Franche-Comté, copilote de l’équipe de recherche LangArt, partenaire du Labex Arts-H2H de l’Université de Paris 8, membre de l’association des Amis de la FMSH-Fondation Maison des sciences de l’homme.

L’Harmattan édition diffusion – 5/7, Rue de l’École Polytechnique 75005 Paris  – Tel. : 01 40 46 79 20 – Fax : 01 43 25 82 03 – Site : www.editions-harmattan.fr – Le texte est publié dans la collection Univers Théâtral – (Paris, 2022 – 334 pages – 34 € )

Anaïs Nin au miroir

© Christophe Renaud de Lage

D’après L’Intemporalité perdue et autres nouvelles d’Anaïs Nin – texte Agnès Desarthe – mise en scène Élise Vigier – au Théâtre de la Tempête.

En fait on ne sait pas qui parle, d’Anaïs Nin ou d’Agnès Desarthe, les choses sont confuses, se chevauchent et se perdent, les digressions sont multiples. Dommage, nous n’aurons pas l’éclairage attendu sur la sulfureuse Anaïs Nin qui s’était révélée par la publication de ses Journaux Intimes à travers plusieurs décennies.

Qui est-elle, sur scène devenue fantôme hiératique aux tresses en couronne, qui hante le théâtre où se répète un spectacle ? « J’entre dans la vie des autres… » dit le texte. Anaïs Nin (1903-1977) est multiculturelle de par sa famille : née en France d’un père compositeur et pianiste cubain d’origine catalane et d’une mère chanteuse franco-danoise, elle part aux États-Unis avec sa mère et ses deux frères à l’âge de onze ans quand ses parents se séparent. Elle y travaille comme mannequin dès l’âge de quatorze ans, se marie à vingt, puis vit en France pendant une vingtaine d’années où elle se met à l’écriture. Sa vie privée, ses rencontres et ses aventures érotiques se trouvent dans ses écrits. Elle devient l’amie, parfois l’amante et/ou la muse d’écrivains de premier plan comme Antonin Artaud, Henry Miller pour lequel elle se passionne, Gonzalo More poète péruvien de qui pendant un temps elle partage la vie, Lawrence Durrell et bien d’autres. Elle n’hésite pas à afficher sa bisexualité dans ce petit monde intellectuel et artistique plutôt échangiste, fait la connaissance de Frede, reine des nuits parisiennes, homosexuelle renommée et directrice de cabarets. Elle se penche aussi – époque oblige – sur la psychanalyse qu’elle étudie un temps avec un disciple de Freud, Otto Rank et plus tard se porte volontaire pour prendre du LSD sous la surveillance du psychiatre américain Oscar Janiger dans le but de décrire l’expérience psychédélique.

Comment retrouver cette figure emblématique de la séduction et d’un certain érotisme dans cette écriture et cette mise en scène brouillonnes, un entremêlement peu lisible de personnages dont on a du mal, entre fiction et réalité, à suivre les trajectoires ? Anaïs Nin serait-elle la dévoreuse qui fait que, qui la côtoie se fait engloutir ?

Sur scène, un reste de décor dont la proue d’un bateau côté cour, des jeux de miroirs symbolisés par des cadres de lumière, mobiles, entre lesquels vont et viennent les personnages, des jeux d’eau par écran interposé – traces d’enfance reprises en images noir et blanc lors d’une traversée, table de travail et de maquillage côté jardin, portant avec costumes de théâtre, accessoires dans le désordre. Les idées avancées pourtant se perdent en chemin malgré l’énergie des acteurs, qui tous et chacun deviennent un reflet d’Anaïs Nin, mais ne donnent pas les clés ni l’accès aux références des sources.

© Christophe Renaud de Lage

Reste l’esquisse de l’époque par le filtre des cercles intellectuels et artistiques à travers la magie qui coupe la femme en deux, le music-hall et ses jeux de travestissements, les masques blancs, la rencontre avec l’art africain, l’abstraction, le surréalisme, les cultures étrangères – ici la danse flamenca, sa couleur rouge et cette pluie de pétales de fleurs, avec le feu. C’est le temps des expériences, des performances, de l’excentricité, des libertés : « J’ai peint sur mon corps, j’ai teint mes cheveux, vous me rendez la vie… » Somnambulisme, magie, hypnose, internationale socialiste, parti communiste français et discussions sur le politique, Union des populations du Cameroun, parti fondé en 1948 pour obtenir l’indépendance, formules magiques, strip-tease et nudité. Les thèmes a priori foisonnent mais s’envolent, Eros en tête, désir, imagination, art et écritures…

La diffraction de la lumière qu’on trouve dans Anaïs Nin au miroir, entraine la diffraction de la compréhension. La figure de style du théâtre dans le théâtre – « ma mère est dans la salle ce soir !» – n’y suffit pas, on se perd entre les différents niveaux de paroles et de récits et cela manque singulièrement de doute et de magie. La mise en scène se noie dans un texte qui balade le spectateur plutôt que de faire apparaitre Anaïs Nin dans sa complexité de femme et d’auteure.

Brigitte Rémer, le 25 novembre 2022

Avec Ludmilla Dabo, William Edimo, Nicolas Giret-Famin, Louise Hakim, Dea Liane, Makita Samba, Bachir Tilli, Nantené Traoré, Élise Vigier et Marc Sens, musicien – À l’image Marc Bertin (le Père), Marie Cariès (la Mère), Hannarick Dabo (la mère de Ludmilla), Ôma Desarthe (Anaïs ado), Mia Saldanha (Anaïs enfant) Marcial Di Fonzo Bo, Luis Saldanha, Wandrille Sauvage, Philippe Sicot, Steven Tulmets, Flavien Beaudron, Stephen Bouteiller (les soldats) Claude Thomas, Patrick Demiere, Gérard Lange (les hommes du bal) et les musiciens Louison Audouard, Appolinaire Bertrand-Martembault, Julio De Siqueira, Johan Godard, Léo Zerbib – Assistante à la mise en scène Nanténé Traoré, scénographie Camille Vallat et Camille Faure, films Nicolas Mesdom, costumes Laure Mahéo, maquillages et perruques Cécile Kretschmar, lumières Bruno Marsol, musiques Manusound et Marc Sens, chorégraphies Louise Hakim, effets magiques Philippe Beau en collaboration avec Hugues Protat – Le spectacle a été créé au Festival d’Avignon 2022.

Du 10 novembre au 11 décembre 2022, du mardi au samedi 20h, dimanche à 16h – Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de Manœuvre, 75012. Paris. site : www.latempete.fr – tél. : 01 43 28 26 36

L’Amour telle une cathédrale ensevelie 

© Christophe Pean

Texte et mise en scène Guy Régis Jr – composition musicale et guitare Amos Coulanges – Compagnie Nous Théâtre, au Théâtre de la Tempête.

Les clés nous sont données à la fin du spectacle. Les clés d’un arrachement, au-delà de la raison, d’un Fils à sa Mère. Comme d’autres, il a bravé son destin en tentant de la rejoindre depuis Haïti jusqu’au Canada. Comme d’autres il a sombré en chemin, l’embarcation qui devait l’emmener vers un meilleur destin s’est retournée. La nouvelle vie imaginée et qui devait cimenter la famille s’est arrêtée net.

On comprend alors la violence de l’affrontement qui se tient à huis-clos entre l’homme et la femme – elle, Haïtienne émigrée ayant épousé un Canadien, son Retraité Mari, rencontré par internet avec l’aide de son fils – et la rage qui occupe le premier tiers du spectacle. « Tu délires, tu dénies. Je te hais… » jette-t-elle. Et lui, le « faux-sage » comme elle le caractérise, demande grâce « Parlons… » tente-t-il. « Je ne parle pas de guerre, vieux cacochyme. Je parle de l’amour, de cet amour mort entre nous. De l’amour telle une cathédrale ensevelie », d’où le titre du spectacle. Et quand tout se délite, il réagit avec la même violence : « J’ai tout oublié… jusqu’à ton pays… » Un grand naufrage.

Rupture de style avec la seconde partie qui se tient à l’avant-scène et qui pourrait évoquer un chœur grec ou un oratorio. Au texte théâtral se mêle le chant d’un chœur lyrique inspiré des rythmes caribéens populaires et sacrés. Tels des revenants, ces personnages-acteurs mais aussi magnifiques chanteurs portent les polyphonies et invoquent le dieu de la mer et des océans, Poséidon. La partition, composée par le talentueux compositeur et guitariste classique Amos Coulanges, présent en live dès le début du spectacle, se compose de dix chants en créole haïtien surtitré en français, empreints de lyrisme. Le choeur commente d’une voix collective l’action dramatique qui se déroule derrière lui, face au public, sur le tulle noir devenu écran, celle des boat people accompagnant le Fils. Il porte ses imprécations, « Sur ce bateau-sauve-qui-peut, celui ou celle qui se laisse plonger se noiera tout seul, pour ses propres yeux. » Cet écran sépare le salon en surplomb – deux petits canapés type occidental et le vide absolu – de cette grève abandonnée où coule une rivière là où apparaissent les bateaux de l’exil, (scénographie Velica Panduru, lumières Marine Levey). Des images de chaloupes surpeuplées nous submergent, entre l’euphorie du départ et le drame absolu du naufrage (vidéo Dimitri Petrovi), grondements en mer, pluies d’orage sur scène, tempête (création sonore François Van Opstal). Ces anonymes qui ont pris place dans les embarcations, pleins d’espoir et d’une grande force de vie, s’effacent, laissant pour traces quelques effets flotter à la surface de l’eau. Il pleut sur le tulle.

© Christophe Pean

Retour sur le couple qui se réchauffe un peu, dans la troisième partie de la pièce, tenté par la fête au loin, les lumières. Pas de danse pourtant mais un récit poignant de la mère parlant de l’absent, ce Fils intrépide, noyé, qui ne la rejoindra pas. Dans une puissante montée dramatique la Mère rappelle Antigone à qui il est interdit de mettre en terre son frère, Polynice. Pas de tombe pour les intrépides. Cette dernière séquence, principalement portée par Nathalie Vairac, magnifique actrice, est d’une grande force.

Avec L’Amour telle une cathédrale ensevelie second volet de la Trilogie des Dépeuplés écrite par Guy Régis Jr – qui n’a pas épuisé le sujet de l’exil, se croisent la petite et la grande histoire d’Haïti.  Ici, la mère quitte l’Île, comme elle le dit : « Nous sommes à la recherche d’une terre à la mesure de nos pieds… »  L’auteur poursuit sa radiographie des familles haïtiennes éclatées qu’il connaît bien, il vient de l’une d’elles. Le premier volet, Étalé deux pieds devant, devenu au théâtre Les cinq fois où j’ai vu mon père (cf. notre article du 31 janvier 2022) traitait de l’absence du père qui avait quitté le foyer en catimini pour s’installer aux États-Unis, du vide et de la souffrance de l’enfant, resté au pays avec sa mère. La troisième pièce, Et si à la mort de notre mère, parle du retour au pays de la mère, malade, elle n’a pas encore été montée.

La création de la pièce a eu lieu en septembre dernier au festival Les Zébrures d’automne, ex-Francophonies de Limoges.  Outre son talent d’auteur dramatique, Guy Régis Jr met en scène ses textes et partage son Haïti, proche et lointaine dans ses tragédies contemporaines, donnant corps, avec finesse et ingéniosité, à l’indicible.

Brigitte Rémer, le 21 novembre 2022

Avec : Déborah-Ménélia Attal – Frédéric Fachena et François Kergourlay en alternance – Jean-Luc Faraux – Dérilon Fils – Aurore Ugolin – Nathalie Vairac – assistanat à la mise en scène Hélène Lacroix – composition et guitare Amos Coulanges – scénographie Velica Panduru – vidéo Dimitri Petrovic – lumières Marine Levey – création sonore François Van Opstal – régie générale Samuel Dineen – La Trilogie des dépeuplés est publiée aux Solitaires Intempestifs.

Du 11 novembre 11 décembre 2022, du mardi au samedi 20h30, dimanche 16h30 – Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de Manœuvre. 75012 – tél. : 01 43 28 36 36 – site : www.la-tempete.fr

La Cerisaie

© Jean-Louis Fernandez

Texte Anton Tchekhov, traductions André Markowicz et Françoise Morvan pour le texte français, Noriko Adachi pour le texte japonais – conception et mise en scène Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou – avec le Shizuoka Performing Arts Center et la Fondation du Japon – en français et japonais surtitré au T2G Théâtre de Gennevilliers.

Pourquoi sur les affiches et dans les réclames des journaux ma pièce est-elle obstinément appelée drame ? » écrivait Tchekhov (1860-1904) à sa femme en parlant de La Cerisaie, sa dernière œuvre, trois mois avant de mourir. Témoin privilégié de la vieille Russie avant qu’elle ne s’effondre, il disait : « Nous sommes au moins deux cents ans en retard, nous ne possédons encore rien, pas même un point de vue sur le passé… » En France, les publications portent pour inscription Comédie en quatre actes, André Markowicz et Françoise Morvan signalaient la difficulté de la pièce : « La règle du jeu, telle que nous l’avions imaginée pour la traduction de La Cerisaie faisait que tout pouvait être remis en cause à tout instant… L’extrême précision – qui fait que tout est dans tout et peut résonner – est ce qui rend Tchekhov difficile à traduire, difficile à jouer. » Au fil du temps de nombreuses lectures ont été faites de la pièce par les metteurs en scène. Stanislawski en a assuré la création en 1904, en Europe deux mises en scène ont fait date, celle de Giorgio Strehler au Piccolo Teatro de Milan en 1975 et celle de Peter Brook en 1981.

C’est dans une distribution franco-japonaise que Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou présentent leur mise en scène, répondant à l’invitation de Satoshi Miyagi et du Shizuoka Arts Center avec qui Daniel Jeanneteau a établi de belles collaborations depuis plusieurs années. Ensemble, ils ont présenté en 2009 Anéantis de Sarah Kane, en 2011 La Ménagerie de verre de Tennessee Williams, en 2015 Les Aveugles de Maeterlinck. C’est en 2021 en pleine crise sanitaire qu’ils ont répété La Cerisaie au Japon, selon les conditions de distanciation d’usage. Posé sur la scène, un grand podium en occupe tout l’espace, à l’avant duquel s’affichent les sous-titres pour la traduction des acteurs japonais. En fond de scène, sur grand écran, passent des nuages qui au fil du spectacle s’assombriront et seront toujours en mouvement jusqu’à leur disparition au dernier acte (vidéo Mammar Benranou). Ces ciels sont traversés de loin en loin par un vol d’oiseau, référence au butor étoilé, sorte de héron évoqué par Tchekhov dans plusieurs de ses nouvelles. Côté cour comme côté jardin, des voilages qui ondulent au gré de légers courants d’air et derrière lesquels on voit les acteurs se préparer à entrer en scène. Entre l’écran et le podium une étroite fosse qui permet des entrées et sorties, apparitions-disparitions des acteurs et la circulation d’accessoires. Ce sera aussi l’espace de la fête donnée à l’acte III. Le sol est recouvert d’un tissu de couleur blanche, entre satin et fourrure. Deux ou trois chaises façon design épuré, et le squelette d’une armoire sont les pièces d’un puzzle qui ramènent aux souvenirs d’enfance (scénographie Daniel Jeanneteau, lumière Juliette Besançon). Un son lancinant tourne et revient (composition musicale Hiroko Tanakawa, son Isabelle Surel).

© Jean-Louis Fernandez

Au premier acte, l’aube n’est pas encore levée, les cerisiers sont en fleurs, la maison attend l’arrivée de Lioubov qu’ils n’ont pas vue depuis cinq ans, propriétaire de la cerisaie (Haruyo Hayama), de sa fille Ania âgée de dix-sept ans (Sayaka Watanabe), de Varia sa fille adoptive âgée de vingt-quatre ans (Solène Arbel), de son frère, Gaev (Kazunori Abe), et de l’austère gouvernante, Charlotta (Nathalie Kousnetzoff). Chargés de la maison et de les accueillir, Lopakhine (Philippe Smith), ancien moujik devenu riche qui n’attire guère la sympathie sauf dans son récit premier – où il raconte comment, après les coups reçus par son père, Lioubov lui avait nettoyé le visage -, Douniacha la servante (Miyuki Yamamoto), Firs le vieux laquais (Stéphanie Béghain), Iacha, jeune laquais bêtement impétueux (Yuya Daidomumon), Epikhodov un employé-vaguement comptable (Yukio Kato). Trofimov, (Aurélien Estager) étudiant et ancien précepteur de Gricha, jeune fils de Lioubov qui s’est noyé dans un étang alentour, se joint à eux, nous apprenant ainsi le drame. Quelques autres personnages comme Pichtchik propriétaire terrien (Katsuhiko Konagaya), un chef de gare, le receveur des postes, un passant, des invités et des domestiques complètent le croquis de société.  Ces deux mondes – rural et urbain – vont se heurter, des liens se tisser d’autres se défaire, tous les dialogues de la pièce soulignent les rapports de classe. La menace de mise en vente de la maison qui la ponctue se précisera au fil des actes. Le sujet de l’argent et des dettes accumulées est lancé dès le début.

© Jean-Louis Fernandez

C’est une mélodie de flûte japonaise, intense, qui marque l’entrée dans le second acte. On descend les voilages, on pose un banc. On suit quelques personnages et séquences burlesques autour des employés de la maison comme le projet d’emprunter de l’argent à une grand-tante, Lopakhine qui donne la pression au sujet de la vente : « Ce n’est pas en chinois qu’on vous parle, votre domaine, il est en vente, et, vous, comme si vous ne compreniez pas… » Et il se lance dans la proposition d’un projet de construction de datchas, pour sauver la propriété. Portant une élégante robe orange (costumes Yumiko Komai) Lioubov se raconte dans ses aventures avec des hommes qui n’en valaient pas la peine. L’agitation est sous-jacente, quelques intrigues tentent de se construire. A l’acte trois « Le lustre est allumé. Dans le vestibule on entend jouer un orchestre juif… dans la salle on danse le grand rond… Promenade à une paire… » Derrière la fête Lioubov s’inquiète et attend son frère, Gaev, un peu trumpien dans son aspect, parti en ville avec Lopakhine, cynique à souhait, la maison est en jeu. Duel entre Trofimov – seul acteur s’exprimant en bilingue – amoureux de Varia et Lioubov qui s’en prend à lui : « Toujours à faire du zèle et à se mêler de ce qui ne la regarde pas » ajoute-t-il et elle, d’expliquer son attachement au domaine : « Moi, je suis née ici, c’est ici qu’ont vécu mon père et ma mère, mon grand-père, j’aime cette maison je ne comprends pas ma vie sans la cerisaie. »  De retour, Lopakhine, lui apprend la vente du domaine et lui fait savoir qu’il en est l’acquéreur. A son injonction de poursuivre la musique pour fêter l’événement et sa revanche sociale, suit un silence assourdissant où tous lui tournent le dos. L’acte quatre est un ballet de valises, tout le monde quitte la cerisaie, la famille part à Paris, Trofimov à Moscou. Tous les projets d’unions possibles tant entre Ania et Trofimov qu’entre Varia et Lopakhine, s’annulent. Firs le vieux et fidèle serviteur, soi-disant hospitalisé, est oublié. Pour lui, « Le malheur, c’est la liberté. »

© Jean-Louis Fernandez

Le choix de Tchekhov et de La Cerisaie interprétée par des acteurs japonais et français était ambitieux. Ce pari du bilinguisme est réussi et la langue voyage avec fluidité. Deux styles de jeu pourtant se font face mais s’emboitent relativement l’un dans l’autre dans le crayonné des différents personnages où chacun est à sa place entre un certain hiératisme d’un côté, une mobilité jusqu’au cliché ou à la dérision, d’un autre côté. L’interprétation de Haruyo Hayama dans le rôle de Lioubov est éblouissante et sa palette d’expression, vaste : du plaisir de retrouver la chambre des enfants, « ma chère, ma merveilleuse chambre… Je dormais là quand j’étais toute petite… » au chagrin de son enfant perdu, de l’inquiétude qui monte et de la vie qui s’enfuit, elle donne toutes les nuances. On la voit se décomposer voire même se désagréger, avant de repartir, la nostalgie dans ses bagages mais gardant une force de vie.

D’une grande beauté plastique, Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou signent un spectacle ardent et humain où la recherche de l’absolu de l’existence chez Lioubov fait face au côté terrien et terre à terre de Lopakhine, deux classes sociales qui, indirectement, s’affrontent.

Brigitte Rémer, le 20 novembre 2022

Avec : Kazunori Abe, Gaev – Solène Arbel, Varia – Stéphanie Béghain ou Axel Bogousslavsky, Firs – Yuya Daidomumon, Iacha – Aurélien Estager, Trofimov – Haruyo Hayama, Lioubov – Yukio Kato, Epikhodov – Katsuhiko Konagaya, Pichtchik – Nathalie Kousnetzoff, Charlota – Yoneji Ouchi, un passant, le chef de gare – Philippe Smith, Lopakhine – Sayaka Watanabe, Ania – Miyuki Yamamoto, Douniacha – Scénographie Daniel Jeanneteau – lumière Juliette Besançon – son Isabelle Surel – vidéo Mammar Benranou – composition musicale Hiroko Tanakawa – costumes Yumiko Komai.

Du 10 au 28 novembre 2022, lundi, jeudi et vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h au T2G Théâtre de Gennevilliers-Centre dramatique national, 41 avenue des Grésillons. 92230 Gennevilliers – site : www.theatredegennevilliers.fr – tél. : 01 41 32 26 10 – En tournée au Théâtre des 13 Vents – Centre Dramatique National de Montpellier, du 8 au 14 décembre – site :  www.13vents.fr

We wear our wheels with pride and slap your streets with color

© Jérôme Séron

We said bonjour to satan in 1820… Conception et chorégraphie Robyn Orlin et la compagnie Moving into Dance Mophatong –  à Chaillot-Théâtre national de la Danse, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

C’est un hommage rendu par Robyn Orlin aux Zoulous d’Afrique du Sud qui tiraient les rickshaws dans les rues de Durban, ces pousse-pousse personnalisés et hauts en couleurs, où prenaient place les maîtres blancs au temps de l’apartheid, dans les années 70.

Robyn Orlin se souvient. Avec leurs tuniques multicolores et leurs coiffes ornées de cornes de vache, signe de puissance autant que d’asservissement, ces hommes noirs « semblaient danser, le corps suspendu dans les airs. » Quelques images projetées à la fin du spectacle les montrent dans leur technique magistrale, leur grâce et leur dignité, marchant au trot comme les chevaux, – leur surnom en zoulou, amahashi -. Quand il est dit que leur espérance de vie ne dépassait pas trente-cinq ans, on se glace.

© Jérôme Séron

Née à Johannesburg, la chorégraphe met en récit les Zoulous – dont le nom vient de l’expression amaZulu, le Peuple du ciel – l’urbanisation en avait attiré un grand nombre vers les villes au cours du XXe siècle. Traités comme des bêtes de somme ils ont des pouvoirs magiques, et par la médiation d’un sorcier et de leurs rituels de divination, communiquent avec le monde spirituel et invoquent leurs ancêtres. On les trouve ici sur scène avec leurs emblématiques masques d’animaux.

Les jeunes danseurs de la Moving into Dance Mophatong leur donnent corps et les font vivre au rythme des propositions musicales et vocales inventives et puissantes du duo uKhoiKhoi composé du musicien et compositeur Yogin Sullaphen et de l’éblouissante chanteuse Anelisa Stuurman, à la tessiture vocale de grande amplitude. Pour saluer ces héros anonymes, les danseurs déploient une incroyable vitalité et construisent un alphabet qui, par moments, fait penser à un opéra bouffe ou à la Commedia dell’arte.

Ils convoquent Molière et les esprits, invitent le public à bouger et chanter, plaisantent avec Jean-Marc, à la lumière. C’est ludique, plein de vie, de couleurs et de talent. En même temps ils frappent fort et sans grands discours par de petits mots lancés en cœur de cible, colonisateurs, entre autres…  Sur scène, une rampe avec des canettes en métal de différentes couleurs marque une frontière… Les costumes sont de teintes vives, de splendides tissus traditionnels circulent. Une natte virevolte, telle un fouet. Des chants de révolte se lèvent.

© Jérôme Séron

Danseuse et chorégraphe sud-africaine de danse contemporaine, Robyn Orlin évoque ici un thème qui lui est cher et comme toujours lié aux drames et injustices sociales de son pays, l’Afrique du Sud, dont elle se fait la chambre d’écho. A travers la chorégraphie elle apporte une théâtralité teintée d’humour et de gravité, mêle musique, vocal, théâtre, vidéo, arts plastiques et interactivité des spectateurs. La France la connaît bien, elle avait ouvert la saison sud-africaine en 2013 avec Beauty remained for just a moment then returned gently to her starting position puis en 2018, repris la mise en scène de Pygmalion de Rameau à l’Opéra de Dijon où elle était en résidence, avec Emmanuelle Haïm à la direction musicale.

© Jérôme Séron

Des Zoulous, elle disait :« Quand nous allions à Durban sur le front de mer il y avait ces hommes qui avaient une allure incroyable. Je les prenais toujours pour des anges, je me demandais constamment pourquoi les anges s’envolaient ainsi et réatterrissaient, et ne se contentaient pas de courir comme les gens normaux… Cela a été une expérience très importante pour moi… » De son regard et de son inventivité est né ce spectacle de grande intensité.

Brigitte Rémer, le 12 novembre 2022

Avec Sunnyboy Motau, Oscar Buthelezi, Eugene Mashiane, Lesego Dihemo, Sbusiso Gumede, Teboho Letele. Vidéo Eric Perroys – costumes Birgit Neppl – lumières Romain de Lagarde – musique uKhoiKhoi, avec Anelisa Stuurman et Yogin Sullaphen.

Du 9 au 12 novembre 2022 – Chaillot-Théâtre national de la Danse, 1 place du Trocadéro. 75116. Paris.  Tél. : 01 53 65 30 00 – site : theatre-chaillot.fr – métro : Trocadéro.

Fantasmagoria

© Martin Argyroglo

Conception, mise en scène, scénographie Philippe Quesne – création musicale, Pierre Desprats – au Centre Georges Pompidou, dans le cadre du Festival d’Automne.

Le rideau noir ouvre sur une forêt de pianos dépareillés en toutes positions et configurations, couchés sur le flanc, ouverts ou fermés, qui ont envahi l’ensemble du plateau. Certains commencent à se mettre en mouvement, l’un pivote, l’autre s’envole, un couvercle va et vient. L’un s’enflamme puis l’autre.

Un tulle les sépare du public sur lequel se projettent des danses de mort. De grands squelettes dégingandés passent en flottant comme en un ballet aquatique, en boucle. Ils traversent l’écran ou tournent en rond comme les détenus du tableau de Van Gogh, La Ronde des Prisonniers ou font penser à ceux de La Ballade des Pendus, de François Villon. « Frères humains, qui après nous vivez, N’ayez les coeurs contre nous endurcis… » Ils évoquent aussi l’intimité des Mexicains avec la mort, et les images qui l’illustrent.

Des sons se croisent et se chevauchent, quelques paroles sont chuchotées dans les micros, la création musicale de Pierre Desprats réchauffe un peu l’ensemble. Les univers sonore et plastique se croisent. Éclairs, tonnerre, crescendos-decrescendos. Lors du bouquet final, tous les pianos flambent, techniquement tout est réglé au cordeau.

Mais ce qui pouvait sembler extravagant à la fin du XVIIIè siècle, la présentation de spectacles de fantasmagories, ne l’est plus vraiment aujourd’hui où nous sommes saturés d’images. Le spectacle se créait à partir des lanternes magiques, tout d’abord baptisées lanternes de peur ou cassettes des illusions, dont le motif artistique populaire était la danse macabre. Pionnier des fantasmagories, Étienne-Gaspard Robertson (1763-1837) avait beaucoup de cordes à son arc – il était peintre, dessinateur, physicien-aéronaute, mécanicien, opticien et mémorialiste – et projetait sur un écran de toile ou de fumée des tableaux miniatures peints sur des plaques de verre, cherchant à frapper vite et fort l’imagination d’un public. Ses activités scientifiques et esthétiques étaient significatives des croisements qui s’opéraient entre les arts et les sciences, à la fin du siècle des Lumières et après la Révolution.

Philippe Quesne aujourd’hui met les pieds dans ses traces. Il a étudié les arts visuels, le design visuel et la scénographie avant de fonder il y a vingt ans un laboratoire d’innovation théâtrale et de collaboration entre peintres, acteurs, danseurs et musiciens, Vivarium Studio. Pendant huit ans, de 2014 à 2022, il a dirigé le centre dramatique national Nanterre-Amandiers, il est maintenant directeur artistique de la Ménagerie de verre et présente deux autres spectacles dans le cadre du Festival d’Automne, Cosmic Drama à la MC93 Bobigny et Le Chant de la terre/Das Lied von der Erde de Gustav Malher au Théâtre du Châtelet.

Avec Fantasmagoria le metteur en scène et plasticien tente de nous proposer quelques sensations extra-ordinaires mais il y a fort à parier que la conception du spectacle l’a plus amusé – ainsi que ceux qui l’ont assurée avec lui – que sa réception n’amuse le spectateur, qui a même le temps de s’ennuyer. « J’ai rêvé Fantasmagoria comme un théâtre d’objets automatisés, une attraction sans humains, sans comédiens sur scène, une pièce pour quinze pianos esseulés et quelques fantômes qui en sont les acteurs » dit-il. Mais la figure de style y suffit-elle ? On a simplement envie de demander : so what ?

 Brigitte Rémer, le 11 novembre 2022

Collaboration artistique, Élodie Dauguet – lumière, Nico de Rooij – voix, Isabelle Prim, Èlg, Pierre Desprats – collaboration dramaturgique, Éric Vautrin – assistante, Fleur Bernet – animation 3D, Bertran Suris, Philippe Granier – régisseur général, Marc Chevillon – construction des décors, Atelier du Théâtre Vidy-Lausanne.

Du 3 au 5 novembre à 20h, le 6 novembre à 17h – au Centre Georges Pompidou, 46 rue Beaubourg. 75004. Paris – tél. : 01 44 78 12 33 – site : www.centrepompidou.fr et www.festival-automne.com – tél. 01 53 45 17 17

Yoann Bourgeois et Patrick Watson

© David Gallard

Conception Yoann Bourgeois, mise en scène Yoann Bourgeois en complicité avec Patrick Watson et les interprètes – composition musicale et interprétation Patrick Watson – à la Philharmonie de Paris.

Le spectacle est né de la rencontre entre deux artistes de haute tension, Yoann Bourgeois, l’envolé, danseur aérien, chorégraphe et performeur, directeur du Centre chorégraphique national de Grenoble, et l’auteur-compositeur-interprète canadien Patrick Watson, maître du rock indépendant et de la pop, posé avec piano, instruments et pupitres sur une plateforme surplombant l’ensemble du dispositif. Belle et inventive la scénographie construit des espaces extravagants et poétiques dont s’emparent les quatre interprètes danseuses-danseur et acrobates qui entourent Yoann Bourgeois. Ensemble ils pénètrent avec intensité dans l’univers musical de Patrick Watson qu’ils interprètent en apesanteur à travers plusieurs scénarios.

Le premier, sur une grande plateforme de bois de forme carrée qui tourne sur elle-même, la danseuse acrobate recherche son aplomb, marche, court, avant-arrière, et accompagne la mobilité du support. Sur ce même carré de bois qui tourne de plus belle, elle dialogue, au cours d’une autre séquence, avec une danseuse qui l’a rejointe. Ensemble, elles recherchent la gravitation et leur équilibre. Second scénario, à partir de mobilier truqué – chaises et tables qui les catapultent – les performeurs se jettent et plongent d’une paroi toboggan aussi à pic que l’aiguille des Drus et sont rattrapés sur un tapis roulant. Là ils exécutent de savantes figures, remontent et retombent en une course folle et des mouvements récurrents. Autre séquence, subaquatique, une femme en robe blanche, une mariée peut-être, dansant comme une sirène dans le cylindre-aquarium situé au centre du dispositif qui, dans ce monde inversé, fait penser à Chagall et à ses personnages s’envolant au-dessus de la ville. Enfin l’éblouissante partition sur trampoline où les acrobates agissent avec un naturel désarmant, regardant le monde de travers.

Yoann Bourgeois et Patrick Watson proposent un spectacle plein de poésie, entre action et méditation. Bien connu des scènes françaises, le premier provoque toujours, par sa virtuosité, la même admiration, on le connaît avec de nombreux spectacles présentés depuis une vingtaine d’années dont Celui qui tombe, Opening, Minuit, ou encore Fugue Trampoline sur la musique de Philip Glass. Récemment c’est avec la pianiste Célimène Daudet qu’il a présenté à la Philharmonie LHomme est un point perdu entre deux infinis. Dans le dialogue qu’il construit ici avec Patrick Watson – piano presque classique en introduction, éblouissante partition vocale, instruments inventifs dont le musicien joue au cours du spectacle pour soutenir l’action, épisodes folk et pop – tout nous réjouit dans leur échange et l’entremêlement de leurs univers.

© David Gallard

Cette rencontre artistique entre les deux hommes s’est construite dans le cadre d’une nouvelle collaboration entre le Lieu unique à Nantes et le webzine musical La Blogothèque, qui ont donné carte blanche à Yoann Bourgeois pour une création pluridisciplinaire, avec l’artiste musical de son choix. « En haut de ma liste figurait Patrick Watson » dit le performeur. C’était début 2020, peu avant le début de la pandémie, autant dire que l’élaboration du spectacle fut nourrie d’une profonde inquiétude et le temps de création, très court, cela lui donne une force de résonance singulière.

Le spectacle, Yoann Bourgeois et Patrick Watson,  jongle en effet entre les disciplines – cirque, danse, musique, théâtre – et les lois de la pesanteur. Les interprètes-performeurs, acrobates et danseurs, font corps avec la musique – neuf chansons, dont deux écrites pour l’occasion et plages instrumentales – et l’accompagnent en profondeur, devenant oiseaux, animaux aquatiques ou funambules. Ils s’envolent comme des Icare. Nous sommes en haute altitude, Yoann Bourgeois et Patrick Watson inventent leur nouveau monde et le font partager.

© David Gallard

Conception, mise en scène, scénographie et interprétation, Yoann Bourgeois, composition musicale Patrick Watson, interprétation Marie Bourgeois, Yoann Bourgeois, Emilie Leriche, Olivier Mathieu, Fanny Sage et Patrick Watson.

Scénographie Goury et Yoann Bourgeois, lumière Jérémie Cusenier, régie générale David Hanse, régie plateau Nicolas Anastassiou et Eric Prin, coproduction Le lieu unique, La Blogothèque, le CCN2 de Grenoble, la Philharmonie de Paris – en partenariat avec Marine Serre pour les costumes.

Spectacle du 3 au 7 novembre 2022 à la Cité de la musique – Philharmonie de Paris, 221 avenue Jean-Jaurès. 75019 Paris – métro : Porte de Pantin – tél. : +33 (0)1 44 84 44 84 – site : philharmoniedeparis.fr – voir aussi l’installation monumentale créée par Yoann Bourgeois : Face au vide une œuvre à pratiquer, au Centquatre-Paris, jusqu’au 29 janvier 2023 – site : www.104.fr

Brigitte Rémer, le 10 novembre 2022

Le voyage de Gulliver

© Fabrice Robin

D’après une libre adaptation du roman de Jonathan Swift par Valérie Lesort – mise en scène Valérie Lesort et Christian Hecq – à l’Athénée Louis Jouvet.

L’essayiste et pamphlétaire de langue anglaise, pasteur anglican et franc-maçon né à Dublin (Irlande), Jonathan Swift (1667-1745), écrit Les voyages (extraordinaires) de Gulliver en 1721. Publiés cinq ans plus tard et d’abord censurés par l’éditeur, ils ne seront publiés dans leur version intégrale qu’en 1735 sous le titre Voyages du capitaine Lemuel Gulliver en divers pays éloignés. Conte philosophique, satire sociale et politique, ces Voyages sont écrits après le krach financier de 1720 qui avait entraîné entre autres l’effondrement des actions de la Compagnie des mers du Sud, toute l’économie du pays était anéantie. La miniaturisation de la richesse en un temps très court lui a probablement donné l’idée des changements d’échelle et de taille, idée sur laquelle repose le premier récit, Le Voyage à Lilliput. Trois autres le complètent : Le Voyage à Brobdingnag, qui à l’inverse représente la cité des géants, Le Voyage à Laputa et Le Voyage au pays des Houyhnhnms. L’œuvre est écrite à la première personne.

Valérie Lesort s’est penchée sur Le Voyage à Lilliput qu’elle a librement adapté. Lemuel Gulliver, médecin de marine, naviguait sur Le Bristol et se retrouve sur l’île de Liliput après un naufrage. Les habitants qu’il y rencontre ne mesurent que six pouces de haut (15 centimètres) et sont en guerre avec ceux de l’île voisine, Blefuscu. Le débat est existentiel : les œufs à la coque doivent-ils s’ouvrir par le bout rond ou de l’autre côté ? Gros-boutistes et Petits-boutistes s’affrontent. Sous la protection des Liliputiens qui l’avaient adopté, Gulliver doit ensuite les fuir et se réfugier à  Blefuscu. Il perd en effet les grâces d’un Empereur tyrannique suite à un complot fomenté par le Grand Amiral et certains ministres lilliputiens. Menacé de mort il se réfugie de l’autre côté, parvient à pacifier les deux parties, avant de retrouver une embarcation pour retourner en Angleterre.

Le traitement scénique du récit mêlant acteur, le grand Gulliver qui est aussi le narrateur, sympathiquement interprété par Renan Carteaux, le seul à taille humaine et les marionnettes, est gai, plein d’humour et enlevé. La prouesse technique repose sur les sept comédiens qui prêtent leur visage à ces petites marionnettes d’environ 50 centimètres, par la magie du théâtre noir. On les découvre au salut, entièrement vêtus de noir. Ils jouent devant un fond noir mettant sur le devant de la scène les marionnettes lumineuses et phosphorescentes tels des personnages qui fendent l’obscurité, ce qui permet des effets visuels assez spectaculaires.

Née dans la Chine ancienne, cette technique était utilisée à la lueur de la bougie pour les divertissements de l’empereur. Le cinéma en ses balbutiements, à la fin du dix-neuvième siècle, s’en est emparé, Méliès en tête. La danseuse américaine Loïe Fuller, à la même époque fut la première à lancer ses voiles vaporeux sur une scène de verre éclairée électriquement par en dessous et à utiliser des projections lumineuses, semblant ainsi danser dans l’espace. Dans les années vingt, Konstantin Stanislavski, par ses expériences scéniques, a redécouvert le cabinet noir des magiciens qui a nourri sa réflexion et son travail théâtral. Il s’en était exprimé dans Ma vie dans l’art. Dans les années 1950, c’est l’artiste avant-gardiste français Georges Lafaye, considéré comme le père du théâtre noir, qui réanime la technique, au moment de l’invention de la lampe à rayons ultraviolets. Le Théâtre Noir de Prague, en Tchécoslovaquie, en a fait son art de vivre et de travailler.

© Fabrice Robin

Avec Le voyage de Gulliver on entre ici dans l’univers du merveilleux et du burlesque par la technique du théâtre noir digne des prestidigitateurs et illusionnistes, et magnifiquement maitrisée. Les petites marionnettes pleines de vie et de couleurs en sont les personnages, extrêmement fluides et pleins d’humour, sortis du castelet et dialoguant avec le grand naufragé. À la fin du spectacle, la danse de l’impératrice Cachaça est craquante et drôle à souhait.

Valérie Lesort et Christian Hecq n’en sont pas à leur coup d’essai. Ensemble ils ont créé 20 000 lieues sous les mers en 2015 avec la troupe de la Comédie-Française, puis Le Domino noir à l’Opéra royal de Wallonie à Liège et à l’Opéra-Comique en 2018, Ercole amante de Cavalli à l’Opéra-Comique en 2019 et La Mouche, au Théâtre des Bouffes du Nord, en 2020. Leur duo est un état de grâce, duo à la ville comme au théâtre, tous deux très talentueux. Elle, metteuse en scène, plasticienne, auteure et comédienne, s’est spécialisée dans la création de masques, d’accessoires, de marionnettes et d’effets spéciaux pour le spectacle vivant notamment avec la compagnie Philippe Genty. Acteur et metteur en scène d’origine belge, lui est acteur et metteur en scène, sociétaire de la Comédie Française depuis 2013, au demeurant possédant un véritable don comique et se retrouvant parfois sur la piste, clown de cirque.

Créé en janvier 2022, Le voyage de Gulliver a obtenu deux Molière, celui du/des Metteur(s) en scène dans un spectacle de Théâtre public et celui de la Création visuelle et sonore. Il peut se lire à différents niveaux et être vu à tout âge, il est enjoué, bon enfant, poétique, riche et plein d’humour. Costumes, décor, musique, interprétation sont justes. Un peu baroque, un peu hétéroclite, un peu naïf, ni trop ni pas assez, c’est un spectacle qui, par son savant équilibre, enchante tout en donnant du grain à moudre.

Brigitte Rémer, le 8 novembre 2022

Avec : Skyresh, Soldat, David Alexis – Cachaça, Soldat blefescudien, Emmanuelle Bougerol/Valérie Lesort – Gulliver, Renan Carteaux – Myéline, Soldat blefescudien, la Reine de Blefescu, Valérie Keruzoré/Caroline Mounier – Le Savant, Soldat, Soldat blefesducien, Thierry Lopez – Soldat, Sollis, Pauline Tricot – Soldat, Cérumen, le Cuisinier, Soldat blefescudien Nicolas Verdier – L’Empereur, Éric Verdin. Assistant à la mise en scène Florimond Plantier – création et réalisation des marionnettes Carole Allemand, Fabienne Tourzi dit Terzi – assistante à la réalisation des marionnettes Louise Digard, Alexandra Leseur-Lecocq – scénographie Audrey Vuong – costumes Vanessa Sannino – lumières Pascal Laajili – musique Mich Ochowiak, Dominique Bataille – accessoires Sophie Coeffic, Juliette Nozières – collaboration artistique Sami Adjali – création maquillage Hugo Bardin.

Du 15 octobre au 5 novembre 2022, l’Athénée Louis Jouvet, 2/4 square de l’Opéra Louis Jouvet. 75009. Paris – tél. : 01 53 05 19 19 – site : athenee-theatre.com – En tournée : 10 novembre 2022 Théâtre des Sablons, Neuilly-sur-Seine – 24 et 25 novembre, Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines – 30 novembre au 2 décembre, Théâtre de Cornouaille, scène nationale – 8 et 9 décembre, Espace des Arts, scène nationale de Chalon – 15 et 16 décembre, Le Grand R, scène nationale de La Roche-sur-Yon – 7 et 8 janvier 2023, Palais des Beaux-Arts de Charleroi (Belgique) – 13 et 14 janvier, Le Bateau Feu, Dunkerque –  19 au 22 janvier, Théâtre Montansier, Versailles.

Sindbad-Actes Sud

1972-2022. Cinquante ans d’édition des textes arabes et sur le monde arabe – Farouk Mardam-Bey, directeur de Sindbad – à l’Institut du Monde Arabe. (© Sindbad-Actes Sud, voir en fin d’article).

Les éditions Sindbad ont été fondées en 1972 par Pierre Bernard, qui a eu le talent de lancer en France et en Europe un mouvement de traduction de la littérature arabe contemporaine. De nombreux ouvrages toutes catégories confondues, ont été publiés et mis à la disposition d’un public francophone : romans contemporains, poésie, lettres classiques du patrimoine arabe et persan, essais sur l’histoire et la culture du monde arabe et de l’Islam. Sindbad a entre autres permis de faire connaître l’œuvre de Naguib Mahfouz bien avant l’attribution de son Prix Nobel de littérature en 1988 et donné à lire les grands poètes comme l’Irakien Badr Shakir al-Sayyab et le Syrien Adonis. Acquises par Actes Sud en 1995 et dirigées par Farouk Mardam-Bey, les éditions se sont enrichies de plus de quatre cents titres dont près de trois cents traductions, avec la volonté de mettre en exergue la diversité de la production littéraire arabe.

Pour fêter ses cinquante ans, Sindbad a programmé à l’Institut du Monde Arabe le 22 octobre dernier un temps de convivialité et d’échange autour du travail accompli. Deux tables rondes se sont succédé pour marquer l’événement. La première, intitulée La tâche des traducteurs entre l’arabe et le français, modérée par Nisrine Al-Zahre, a permis d’évoquer la difficulté de rendre compte de la complexité du passage entre deux langues, de la nécessaire prise en compte du contexte évoqué par l’auteur, des couches de signification et du monde symbolique qui renvoient à des notions d’interprétation particulières. Rania Samara, traductrice bilingue et biculturelle qui a étudié la littérature française à Damas et traduit plus d’une trentaine d’ouvrages – dont Miniatures et Rituel pour une métamorphose, de Saadallah Wannous, dont les textes d’Elias Khoury et certains de Naguib Mahfouz comme Son Excellence – a notamment évoqué la difficulté du transfert de la langue parlée et qualifié « d’espace gris » la tension entre ses deux langues. Franck Mermier, directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du Centre français d’études yéménites à Sanaa et du département scientifique des études contemporaines à l’Institut français du Proche-Orient de Beyrouth, a mis l’accent sur les différentes géographies de la langue arabe d’un pays à l’autre et pointé le manque de traduction dans le domaine des sciences sociales mais aussi l’étroitesse de cet espace de réflexion. Il a démontré en même temps à quel point toutes les formes d’écriture – dont les romans – rendaient compte d’un contexte politique, social, économique, anthropologique et avaient valeur de témoignages des réalités vécues, se substituant  en quelque sorte à la place des chercheurs. Les auteurs sont ainsi devenus les porte-paroles de leurs sociétés, comme l’est Alaa Al-Aswany que traduit Gilles Gauthier, pour l’Égypte. Ainsi en Syrie et au Yémen, écrire la guerre répond à la volonté de savoir et d’interpréter le réel et de lui donner un sens. Pour Marianne Babut qui, après des études de sciences politiques et d’arabe littéraire a vécu trois ans en Syrie, traduire est une activité chorale qui demande de dialoguer avec beaucoup de monde et d’explorer des sources diverses. La discussion qui s’est ensuite engagée avec la salle fut riche, tournant autour de l’exil, al manfaa/le lieu de l’oubli obligeant à la dissociation d’avec soi-même et à une double réalité, ce qu’on montre et ce qu’on est. « Maison, votre souvenir est ancré en nous… » Farouk Mardam-Bey a parlé de la force poétique des vers libres et mis l’accent sur l’absence d’un dictionnaire raisonné et critique, en arabe.

La seconde table ronde a porté sur L’état des lieux de la littérature arabe, le directeur de Sindbad en était le modérateur. Son introduction a fait le constat du peu de littérature arabe traduite et éditée dans l’espace francophone, insistant sur le fait qu’il était essentiel d’en parler. Il a rendu hommage à Pierre Bernard (1940-1995) le père fondateur des Éditions, né dans l’Aveyron,  dans une famille d’artistes, passionné de livres et formé à la typographie. Il avait découvert le monde arabe en Algérie où il avait vécu pendant un an comme appelé sous les drapeaux, ce fut pour lui une révélation. Détaché à Radio Alger, il y produisait des émissions culturelles. De retour en France il s’était mis à écrire et à peindre, à travailler dans le milieu du livre à différents niveaux, puis à diriger une collection, L’Écriture des vivants, aux éditions de L’Herne. Il s’était lancé à proposer une collection d’ouvrages d’origine arabe à plusieurs éditeurs, après un voyage au Caire en 1968 qui répondait à l’invitation du gouvernement égyptien. La capitale égyptienne était alors le cœur du monde arabe, intellectuellement et politiquement. Il y avait rencontré de nombreux auteurs dont l’immense Taha Hussein, des cinéastes, architectes, poètes et musiciens. L’éditeur Jérôme Martineau lui avait ouvert sa porte, en 1970 et permis les premières publications dont Construire avec le peuple du grand architecte Hassan Fathy et Passage des miracles de Naguib Mahfouz. Deux ans plus tard il créait l’outil qui lui permit la publication et la diffusion d’ouvrages du monde arabe, les éditions Sindbad.

Au cours de cette table ronde, Frédéric Lagrange, universitaire, spécialiste de littérature arabe et auteur de divers ouvrages dont Musiques d’Égypte, a retracé ce qui avait changé en cinquante ans de romans arabes, accompagnant les mutations du monde et des sociétés – problèmes pétroliers, changements de régime, instabilités, radicalités religieuses, terrorisme, révoltes et contre révoltes -. Une vision devenue plus tragique aujourd’hui. Frédéric Lagrange rappelle ce slogan d’il y a une cinquantaine d’années : « L’Égypte écrit, le Liban imprime et l’Irak lit. » Partant de Miroirs, de Naguib Mahfouz, un roman fondateur, premier ouvrage traduit et édité chez Sindbad, il a montré l’explosion du roman arabe depuis une dizaine d’années tout en constatant que le champ littéraire panarabe restait à construire. Subhi Hadidi, critique et traducteur a parlé des poètes et traversé cinquante ans de poésie arabe à travers notamment l’évolution des formes, poèmes en prose ou en vers libres et renouvellement de la traduction poétique. Pour lui, le temps métaphysique n’est pas le temps humain. Jumana Al Yasiri, auteure et traductrice depuis une quinzaine d’années travaille entre le monde arabe, l’Europe et les États-Unis sur des festivals, résidences de création, et programmes de soutien aux artistes et aux opérateurs culturels indépendants. Elle a évoqué la difficulté de la circulation des œuvres dans et hors le monde arabe, de la traduction en ses débuts à partir du milieu du XIXème siècle avec les pièces de Molière adaptées au contexte local, de l’absence de public pour le théâtre arabe, et de la complexité entre arabe dialectal et arabe littéral. Elle a parlé de l’impossibilité de la fiction aujourd’hui, remplacée par des textes- témoignages comme Les Monologues de Gaza du Théâtre Ashtar, sur l’opération militaire israélienne déployée dans la bande de Gaza en 2008-2009, qui avait conduit à la mort de centaines de Palestiniens, dont de nombreux enfants ; Zawaya, du Théâtre El-Warsha, cinq récits parmi d’autres, collectés après la révolution égyptienne de janvier 2011. Jumana Al Yasiri reconnaît l’action de certains réseaux comme le Young Arab Theatre Fund (YATF) qui soutient les tournées régionales, sur les lieux de diffusion que sont les festivals comme les Journées théâtrales de Carthage, le Downtown Contemporary Arts Festival (D’Caf) au Caire, les troupes et lieux qui participent de la création et de la diffusion comme Al-Balad Theater lieu de diffusion pour le théâtre, la musique et la danse à Amman (Jordanie) organisateur de plusieurs festivals chaque année, El-Warsha Théâtre au Caire dont nous rapportons fidèlement le travail, dans ce site, et le Centre culturel Jésuite d’Alexandrie.

Ces tables rondes ont été suivies de la projection du film Les Dupes du Syrien Tawfik Saleh adapté de la nouvelle Des hommes dans le soleil, de Ghassan Kanafani et d’un récital poétique avec lectures bilingue par Hala Omran (arabe) et Farida Rahouadj (français), accompagnées par l’éblouissante flûtiste Naïssam Jalal. Un magnifique tour d’horizon sur la création littéraire et ses prolongements pour lesquels Sindbad-Actes Sud est un acteur vital.

Brigitte Rémer, le 6 novembre 2022

Sindbad Actes Sud, Bertrand Py, directeur éditorial d’Actes Sud – Le Méjan, Arles – site : actes-sud.fr – Les photos de l’article ont pour source la brochure publiée par l’éditeur à l’occasion du cinquantième anniversaire de Sindbad – Photo 1 : couverture de la brochure – Photo 2 : Pierre Bernard, fondateur, devant les éditions Sinbad (Paris 18ème) autour de 1980 – Photo 3 : Farouk Mardam-Bey, Elias Sanbar et Mahmoud Darwich, Aix-en-Provence, 2003 – Photo 4 : couverture de La Danse des passions, de Edouard Al-Kharrat, publié en 1997 aux éditions Sindbad Actes Sud.

The Silence

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène Falk Richter, traduit de l’allemand par Anne Monfort, avec Stanislas Nordey, et à l’image Falk Richter et Doris Waltraud Richter, à la MC 93 Bobigny.

Comment se souvenir et se souvenir de quoi ? Le père mort, Falk Richter se livre au jeu de la vérité dans un dialogue sans concession avec sa mère, qui s’inscrit à l’écran et complète le récit qu’interprète sur scène Stanislas Nordey.

Il se retourne sur l’enfance et l’adolescence vécues dans la conscience de sa différence, par son homosexualité révélée à l’adolescence et particulièrement rejetée par le père. L’autoritarisme et les coups donnés devant la mère et la sœur de cinq ans et demi son aînée, qui n’intervenaient pas, les lettres interceptées, les coups de fil détournés, le silence à la maison, l’agressivité, sont gravés dans le parcours d’enfance. La découverte de l’amour, l’ami de quatorze ans, Konstantin, et la proposition de la mère de consulter un « psychologue pour t’en sortir » comme réponse au désarroi et à la solitude. Même violence à l’extérieur avec passages à tabac à l’école. Plus tard, à dix-neuf ans, agression dans la rue par des jeunes sans que personne n’intervienne. En fait, non-assistance à personne en danger, dedans comme dehors.

Falk Richter se raconte comme pour conjurer ses blessures. Les deux premiers chapitres sont autobiographiques, on le voit avec sa mère à l’écran, il la questionne, la pousse dans ses retranchements. On y voit les images fugaces d’enfance avec la grand-mère, les images de sa mère nageant à la piscine, petits instants suspendus. Les deux chapitres suivants sont des textes auto-fictionnels où Falk Richter est interprété sur le plateau par Stanislas Nordey, l’écrivain jouant avec difficulté de son clavier d’ordiateur. Le chapitre 5, Le Requin du Groenland est en prise directe sur le monde et parle des habitants non humains de la planète et de l’écologie. Images sous-marines. L’ombre de l’arbre. Le cri de l’arbre. Il neige. L’ensemble donne une pièce de guingois chargée de ces non-dits, comme le furent l’enfance et l’adolescence de son auteur qui construisit sa révolte par l’écriture, antidote laborieuse des débuts, papiers froissés. Éternel étranger chez lui ou « comme invité » il n’a considéré ses parents que comme « un couple d’espions », se réfugiant dans les images et la musique, les tentatives d’écriture, la rêverie. « Tu écrivais tout le temps dans le placard… » lui dit sa mère qui l’y enfermait.

Dans la partie fictionnelle qui déroute un peu, tant le ton change, Stanislas Nordey plante sa tente dans le jardin de ses parents, comme s’il se retirait du monde. Il porte sac à dos et anorak à poils qui lui donne l’apparence d’un abominable homme des neiges. « Relié à son corps » il règle ses comptes avec Konstantin, sagement marié, qu’il convoque à nouveau. Les feuilles s’envolent comme ce passé qui, exorcisé, peut se ranger.

En filigrane, derrière ces récits entrecroisés, la figure du père, jusqu’au bout resté dans le déni, ses mensonges, ses omissions, ses idées et son comportement distillant l’angoisse du fils. La complicité qui lie Falk Richter, artiste associé au Théâtre national de Strasbourg et Stanislas Nordey qui le dirige, ouvre sur la réussite du spectacle. Les deux hommes se connaissent depuis une quinzaine d’années, notamment depuis Das System (2008) où Falk Richter constatait notre singulière facilité à accepter la société du spectacle. Plus récemment My Secret Garden (2014) à partir du journal intime de Falk Richter et Je suis Fassbinder (2016) pièces co-mises en scène par les deux artistes.

© Jean-Louis Fernandez

Il n’y a pas d’amour juste, « j’ai toujours dix-sept ans et en même temps non… » Le temps n’est pas linéaire. Alors, Quand est-ce qu’on en parle ? « Laisse-moi tranquille. Aucun de nous n’a gagné » finit par lâcher la mère. Falk Richter livre un texte des plus personnels qu’il place dans les contradictions de la fiction, sensiblement interprétées par Stanislas Nordey. Ces bribes et réminiscences disent les blessures pour mieux les dépasser, pour lutter contre la peur et l’agressivité, gagner sa liberté et continuer à rêver.

Brigitte Rémer, le  4 novembre 2022

Dramaturgie Jens Hillje – scénographie et costumes Katrin Hoffmann – vidéo Lion Bischof – musique Daniel Freitag – enregistrement violoncelle Kristina Koropecki – lumière Philippe Berthomé – collaboratrice artistique de Stanislas Nordey Claire ingrid Cottanceau – assistanat à la dramaturgie et à la mise en scène Nadja Mattioli – assistanat à la scénographie et aux costumes Émilie Cognard.

21 octobre au 6 novembre 2022, à la MC 93, maison de la culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine. 93000. Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso. Site : mc93. com et voir tournée sur www.tns.fr

“Medea fiam”

© Espace culturel Bertin Poirée

Je deviendrai Médée, d’après Sénèque – conception, interprétation danse, costume, Elizabeth Damour – conception et chorégraphie, Denis Sanglard – création musicale, René Huysmans – à l’Espace culturel Bertin Poirée, dans le cadre de l’événement Dance Clip#2.

Succédera à Medea fiam/Je deviendrai Médée, Medea nunc sum/maintenant, je suis Médée, au moment où l’héroïne tragique passera à l’acte et assassinera ses enfants, dans le dénouement de sa vengeance. Les poètes se sont penchés sur le mythe de Médée, reine, étrangère, femme, mère et amante, les metteurs en scène et chorégraphes cherchent entre lecture psychanalytique, philosophique ou historique.

Avec Elizabeth Damour, danseuse butô, sous le regard de Denis Sanglard, chorégraphe, le corps est narrateur et par ses tensions montre la montée de la déraison : pied, doigts, mains, visage sculpté, paysage intérieur. Les mots s’effacent mais la tragédie demeure autour de la mer Égée, attendant le retour de Jason et de la Toison d’or.

Porté par une musique lancinante qui l’environne mais jamais ne l’étouffe, Elizabeth Damour traduit la souffrance et l’ombre de la folie qui s’impriment sur les murs de pierre. Sa concentration et son imperceptible mobilité appellent les formes d’un expressionnisme menant au Cri du peintre norvégien Edvard Munch. Tremblements, sifflements, spasmes et souffle, la portent, menant jusqu’à la perte des réalités.

Pourtant, la montée du rituel quand elle se lève comme une résurrection, transmet une grande intensité et des émotions. Le vêtement noir d’officiante qu’elle passe et lambeaux de tissu rouge affirment une féminité féroce et une lutte intense du personnage avec elle-même, dans sa transfiguration. Étendue au sol comme une novice prenant l’habit, bras, mains, doigts étirés, illuminations… L’enfer selon Rimbaud : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère… » Le corps-matrice frémit, l’enfant est bercé, réminiscences et obsessions reprennent le dessus. On entend le meurtre, moment de vérité, vitres brisées. Le temps et l’espace se dispersent. L’ordre cosmique n’est plus et Médée, ni sorcière ni pleureuse ni Erinnye, a accompli son destin.

Danseuse butô et psychothérapeute, formée à la London School of Contemporary Dance, Elizabeth Damour rencontre à Osaka Kim Manri, directeur de la troupe Taihen et découvre le butô qu’elle développe avec de nombreux danseurs avant de créer ses propres soli. Pour Medea fiam, Denis Sanglard, comédien et danseur butô formé entre autres auprès de Léone Cats-Baril, l’accompagne dans la chorégraphie, et René Huysmans qui vit et travaille à Amsterdam et Berlin et qui compose de la musique électro-acoustique depuis 2011, a écrit spécifiquement une partition pour le spectacle.

Le butô, cette danse du corps obscur qui rejoint l’invisible, apporte au mythe de Médée tout son mystère et son épaisseur. Son vocabulaire dépouillé et à vif, sa relation au cosmos et le versant conceptuel du langage ouvrent, par une économie de mouvements, des mondes abyssaux et moments de vérité.

Brigitte Rémer, le 5 novembre 2022

Conception et chorégraphie Denis Sanglard – conception, danse et costume Elizabeth Damour – musique René Huysmans – lumières Margot Olliveaux.

Vu le 11 octobre, à 20h30, Espace culturel Bertin Poirée, 8/12 rue Bertin Poirée, 75001. Métro : Châtelet – tél. : 01 44 76 06 06 – site : www.tenri-paris.com

Everywoman

© Armin Smailovic

Texte Milo Rau et Ursina Lardi – mise en scène Milo Rau – avec Ursina Lardi et Helga Bedau (vidéo) – Schaubühne de Berlin, en allemand surtitré en français – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, dans le cadre du Festival d’Automne.

La pièce est née de différents points de rencontre, à un moment donné : le Festival de Salzbourg demande à Milo Rau de mettre en scène Jedermann de Hugo von Hofmannsthal, comme la tradition le veut, en revisitant l’œuvre. Ce titre, dit le metteur en scène, peut se traduire par Everyman. Il propose alors une adaptation de l’argument, à sa façon, à partir d’Ursina Lardi, pour lui la meilleure actrice germanophone, avec qui il souhaitait travailler. Il laisse de côté l’allégorie sur la mort d’un homme riche et transfère le spectacle au féminin, qui devient Everywoman.

Mais à peine le travail commencé le projet se modifie suite au message d’une institutrice envoyé à l’actrice de la troupe de la Schaubühne, disant son désarroi de ne plus aller au théâtre pendant la pandémie, alors qu’un cancer la rongeait et qu’elle allait bientôt mourir. Une rencontre, improbable, entre cette femme en fin de vie, Helga Bedau, l’actrice et le metteur en scène, est alors programmée à Berlin, et le spectacle décale sa trajectoire. Milo Rau et Ursina Lardi tournent une longue vidéo chez Helga Bedau, que l’on retrouve en partie dans le spectacle. Sur scène, Ursina Lardi entre en dialogue avec elle ainsi qu’avec le public. « Être soi-même » devient le leitmotiv de l’échange et les rochers placés sur le plateau accentuent la notion de vie et le fait de remettre mille fois sur le métier l’ouvrage, comme Sisyphe le fait.  La mort est « un problème existentiellement personnel, chacun a sa propre mort » dit Milo Rau, qui, reprenant ces mots de Hofmannsthal, ajoute : « La mort devient acceptable parce qu’elle n’est plus solitaire. »

La pièce est devenue simple, essentielle et philosophique, elle s’ouvre sur un repas probablement d’adieu et le son lointain de cloches. Ursina Lardi mène cette danse de vie et de mort de sa belle présence et avec finesse, et les apparitions à l’écran de Helga Bedau dans son jeu de la vérité, sont puissantes. Dans cet aller-retour entre présence-absence, elle parle d’elle, dessine un peu de sa biographie, évoque son fils vivant en Grèce, qui lui manque terriblement. Qu’est-ce que la vie, qu’est-ce que la mort ? Pour elle la mort a gagné, elle n’est plus, mais la tendresse échangée dans cette méditation délicate et bienveillante devient comme une essence vitale et précieuse. Cette sonate d’automne la garde en vie et dans son amour du théâtre.

© Armin Smailovic

Née en Suisse dans le canton des Grisons, Ursula Lardi est montée sur les planches très jeune avant d’étu­dier le théâtre à l’Académie d’art dramatique Ernst Busch de Berlin. Elle fait une brillante carrière entre théâtre et cinéma, a joué dans de nombreux ensembles artistiques en Allemagne et dans de grands films, elle a reçu de nombreux prix. Sa présence subtile et chargée, comme ange gardien d’un parcours de vie et de mort, est inspirante et inspiratrice pour Milo Rau qui, à travers ses spectacles multiformes en prise directe avec le monde et le présent, touchent le cœur de cible de ce qui nous constitue.

Un long travelling arrière ferme le spectacle, petit à petit Helga Bedau s’efface jusqu’à devenir ce petit point dans l’infini, accompagnée des notes de piano jouées par Ursina Lardi. « Je te regarde. J’ai allumé la pluie. »

Brigitte Rémer, le 2 novembre 2022

Avec Ursina Lardi, Helga Bedau (vidéo) – décors et costumes, Anton Lukas – assistant costumes, Ottavia Castelotti – vidéo, Moritz von Dungern – son, Jens Baudisch – dramaturgie, Carmen Hornbostel, Christian Tschirner – recherche, Carmen Hornbostel – lumières, Erich Schneid – figurants (vidéo), Georg Arms, Irina Arms, Jochen Arms, Julia Bürki, Keziah Bürki, Samuel Bürki, Achim Heinecke, Lisa Heinecke.

Du 20 au 28 octobre 2022 – Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31, rue des Abbesses. 75018. Paris – Site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

L’Enfant que j’ai connu

© Simon Gosselin

Texte Alice Zeniter – mise en scène Julien Fišera, compagnie Espace commun – avec Anne Rotger – au Théâtre de la Ville/Espace Cardin.

L’auteure, Alice Zeniter, romancière et dramaturge, part du récit de Nathalie Couderc dont le fils avait trouvé la mort à Lyon, au cours d’une manifestation : tué par un policier, Cédric avait dix-neuf ans. On est dans l’actualité, dans la réalité. Anne Rotger, actrice en solo, jette les mots de cette mère endeuillée, « Je ne pensais pas que la police pouvait tuer un enfant blanc » mots qui avaient plombé la fin du procès après l’annonce du non-lieu dont avait bénéficié l’agent de police.

En état de sidération et de désordre absolu, l’actrice fait brutalement irruption sur le plateau et pousse son cri de colère. Reviennent en boucle les paroles du fils, les bribes de souvenirs, les discussions, les lectures et les images. C’est lui qui, dans des rôles inversés, lui transmet, par petites touches, les couleurs de la vie. Elle, fait vivre la douleur avec une certaine distance imprégnée d’irréalité, comme somnambule, son discours est perturbé, haché, ses gestes désordonnés.

Une armée de sacs papier l’entoure, bien rangés, dans lesquels petit à petit elle fouille comme dans sa mémoire pour ramener à la surface quelques lambeaux de vie. Elle en sort l’anorak et la casquette qu’elle s’approprie et se souvient des odeurs, du toucher, se glisse dans la silhouette de l’adolescent, superpose les visages. Elle qui, appartenant à la petite bourgeoisie, n’imaginait pas que la République tue un enfant, en principe, ordinaire – à traduire par ni délinquant ni black ni beur. Le chagrin est rentré, la douleur est action, parfois confession. L’environnement est lourd même si l’actrice, à certains moments, développe le sarcasme et la fantaisie.

La mise en scène de Julien Fišera, adepte avec sa compagnie Espace commun de la parole en action, dessine en creux le chagrin de cette mère essayant de faire face à la brutalité de la disparition. Le dialogue instauré entre l’auteure et le metteur en scène les a menés à ce point de bascule où le non-sens s’installe, repris par l’actrice incarnant cette mère blessée, forte et fragile, et qui trébuche dans ses certitudes, remettant en jeu ce qu’elle est.

Avec L’Enfant que j’ai connu, on ressort d’une heure de musique de chambre suspendus dans l’absurdité d’une vie perdue – celle du fils, tout en restant un peu sur sa faim, la fin d’une vie, une vie sans suite si ce n’est dans la mémoire de la mère et maintenant dans celle des lecteurs et des spectateurs.

Brigitte Rémer, le 31octobre 2022

Collaboration artistique, Nicolas Barry – espace, François Gauthier-Lafaye – lumières et vidéo, Jean-Gabriel Valot – images, Jérémie Scheidler – costumes, Benjamin Moreau – regard chorégraphique, Thierry Thieû Niang – régie, Jean-Gabriel Valot.

Du 4 au 21 octobre 2022 à 20h, dimanche à 15h, au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – En tournée : 16 février 2023 aux Bords de Scènes, à Athis-Mons –  du 9 au 12 mars 2023 en Corse, à L’Aghja d’Ajaccio et à la Fabrique Théâtre de Bastia.

 

Zoo ou l’Assassin philanthrope

© Photo Jean-Louis Fernand

D’après deux textes de Vercors : Zoo, L’Assassin philanthrope et Les Animaux dénaturés, ainsi qu’à partir de textes rédigés par les scientifiques ayant contribué au projet – mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota, avec la troupe du Théâtre de la Ville, au Théâtre de la Ville/Espace Cardin.

On connaît Vercors par son engagement dans la résistance et sa révolte contre la collaboration et l’antisémitisme – il est lui-même fils d’un Hongrois d’origine juive ayant fui l’antisémitisme de son pays. Il les mettra sobrement en mots dans Le Silence de la Mer, son premier ouvrage, publié aux Éditions de minuit qu’il fonde clandestinement avec Pierre de Lescure à l’automne 1941. De son vrai nom Jean Bruller (1902-1991) Vercors est illustrateur en même temps qu’écrivain et l’humanisme imprime son œuvre. « L’humanité, nous le voyons, n’est pas un état à subir, mais une dignité à conquérir » écrivait-il.

© Photo Jean-Louis Fernandez

Zoo ou L’Assassin philanthrope met en scène le procès de Douglas Templemore, journaliste, qui, à titre expérimental, a inséminé de sa propre semence une femelle tropi, avant d’empoisonner l’enfant qui en est né. Douglas avait lui-même appelé le médecin pour en constater la mort. La mère, originaire de Nouvelle Guinée, appartenait à l’espèce des anthropoïdes – qu’on appelle tropis – et ressemblait à un singe. L’enfant avait été déclaré et même baptisé. Il est ici au centre de la scène, mi-homme mi-singe et plus vrai que nature. L’étonnement du Dr Figgins sera à la hauteur de la problématique posée et le procès qui s’en suit cherchera à déterminer s’il s’agit d’un infanticide ou du meurtre d’un animal.

La pièce tourne autour de la question à travers l’observation du mode de vie des Tropis mais personne ne saura y répondre et les deux thèses philosophiques qui s’affrontent donneront du grain à moudre aux anthropologues : qu’est-ce que l’homme ? Les hommes sont-ils des animaux dénaturés ou bien l’homme est-il un animal rebelle, comme le posait Vercors ? « Tous nos malheurs proviennent de ce que les hommes ne savent pas ce qu’ils sont et ne s’accordent pas sur ce qu’ils veulent être » écrit-il. Et il ajoute : « L’humanité ressemble à un club très fermé : ce que nous appelons humain n’est défini que par nous seuls. »

Par l’enquête judiciaire et ce procès que l’on suit, d’étape en étape, on entre de plain-pied dans l’aventure intellectuelle qui a mené Emmanuel Demarcy-Mota et la troupe du Théâtre de la Ville à une première version du spectacle, présentée au Musée d’Orsay en juillet 2021 dans le cadre de l’exposition Les origines du monde. L’invention de la nature au XIXème siècle. Après Jean Mercure qui avait créé la pièce de Vercors en 1975 au Théâtre de la Ville qu’il dirigeait alors, le metteur en scène l’a inscrite dans le projet du théâtre qu’il dirige à son tour avec talent, par la rencontre entre les univers scientifique et artistique, et les recherches qu’il mène avec ses équipes sur le lien entre mémoire et présent.

© Photo Jean-Louis Fernandez

Pour Zoo ou l’Assassin philanthrope, Emmanuel Demarcy-Mota a questionné les scientifiques sur le transhumanisme et dialogué entre autres avec la neurochirurgienne Carine Karachi, l’astrophysicien Jean Audouze, la biologiste Marie-Christine Maurel, le biologiste et philosophe Georges Chapouthier. Il a articulé les textes de différentes sources et inscrit la théâtralité, en parallèle au procès, par la représentation d’animaux sous forme de masques tels que vautour, caméléon, lion, panthère noire, poisson, lynx, bouc et zèbre qui renforcent le fantastique et la fable philosophique, et qui se prolongent par le costume (masques d’Anne Leray, costumes de Fanny Brouste).

Dix comédiens de la troupe du Théâtre de la Ville, mise en place en 2008 par Emmanuel Demarcy-Mota, tiennent les différents rôles de la pièce et occupent des positions différentes dans le cadre du procès. Mathias Zakhar est un remarquable Douglas Templemore et tous les personnages, juge, avocats, ministre de la justice, médecins, paléontologues et jurés répartis sur plusieurs niveaux de praticables, renvoient le trouble dans lequel ils se trouvent. Plusieurs narrateurs transmettent le fil rouge de la pièce.

Cette interrogation sur l’origine et l’avenir de l’humanité, à travers l’homme et l’animal, fait aussi penser à George Orwell dont La Ferme des animaux fut publiée en 1945. La question scientifique philosophique et esthétique que posait Vercors en 1952, dans l’après-guerre, reste pourtant d’actualité si l’on fait référence aujourd’hui à l’homme augmenté qui en fait « est déjà là », comme le dit Jean Audouze et à l’invention de créatures hybrides. Zoo ou l’Assassin philanthrope est une invitation à réflexion sur la condition humaine par la rencontre entre deux univers complexes, le scientifique et l’artistique, et c’est très réussi.

Brigitte Rémer, le 31 octobre 2022

Avec : Marie-France Alvarez, Charles-Roger Bour, Céline Carrère, Jauris Casanova, Valérie Dashwood, Anne Duverneuil, Sarah Karbasnikoff, Stéphane Krähenbühl, Gérald Maillet, Ludovic Parfait Goma, Mathias Zakhar – Assistante à la mise en scène Julie Peigné – collaborateurs artistiques Christophe Lemaire, François Regnault – conseillers scientifiques Carine Karachi, neuro-chirurgienne – Jean Audouze, astrophysicien – Marie-Christine Maurel, biologiste – Georges Chapouthier, biologiste et philosophe – scénographie Yves Collet, Emmanuel Demarcy-Mota – lumières Christophe Lemaire, Yves Collet – musique Arman Méliès – costumes Fanny Brouste – son Flavien Gaudon – vidéo Renaud Rubiano – maquillages et coiffures Catherine Nicolas – masques Anne Leray – accessoires Erik Jourdil.

Du 5 au 22 octobre 2022 à 20h et le dimanche à 15h. au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Vêpres de la Vierge bienheureuse

© Alban Van Wassenhove

Texte Antonio Tarantino, traduction Jean-Paul Manganaro, mise en scène Jean-Yves Ruf – avec Paul Minthe – au Théâtre du Rond-Point, Paris.

 Un homme est assis, attendant l’autobus dans un habit du dimanche légèrement étriqué. Il a dans les mains un objet encombrant, une urne. Ce sont les cendres de son fils qu’il ramène à la maison. L’homme est frêle. Il se jette dans un flot ininterrompu de paroles, comme pour lui confier ce qu’il n’avait jamais su ou pu lui dire, dialoguant avec lui. « Tu dois tout me dire, papa ! » Une façon de se dire adieu… « Écoute-le ton vieux ! »

Le garçon avait déserté très tôt sa famille, qui l’avait renié, il se travestissait et se prostituait. Perruque, bas résille, cothurnes, miroir, rimmel, fond de teint… La robe rouge en velours… « Je veux partir, quitter ma mère » disait-il au père ne supportant plus ses violentes insultes. Par désespoir il s’est jeté dans le Lambro, cette rivière au débit préalpin et aux eaux limpides, selon la traduction littérale. Parviennent, dans les méandres du texte, les voix entremêlées de la mère, des sœurs, des copains, des voisins, et comme le pardon du père.

C’est une tétralogie qu’a écrite Antonio Tarantino (1938-2020) originaire de Bolzano, au nord de l’Italie, Quattro atti profani, donnant une voix à ceux qui n’en ont pas, les exclus de la société qu’il rejoindra à la fin de sa vie. Vespro della Beate Vergine/Vêpres de la Vierge bienheureuse, Passione secondo Giovanni/Passion selon Jean et Stabat Mater datent de 1997, Lustrini de 1993. L’auteur était avant tout artiste plasticien, peintre et sculpteur, l’écriture dramatique était venue tard dans sa vie mais avait tout de suite été reconnue et récompensée. Et si l’on s’arrête sur le titre, Vêpres de la Vierge bienheureuse, l’action se passe au crépuscule et l’icône de la Vierge bienheureuse est ici formée par le duo père-fils. C’est le père qui porte le fils dans les bras, et le texte serait comme une prière païenne et une entrée dans le Styx, ce point de passage menant aux Enfers dans la mythologie grecque et méditerranéenne. Le père lui prodiguera même quelques conseils pour réussir cette traversée décisive vers l’au-delà : « Toi, mets-toi l’en courir. Quand tu sens l’herbe grasse du Fleuve…gaffe à pas glisser… tu y es. Laisse-toi l’aller dans l’eau… Ah, n’oublie pas, garde tes cothurnes aux pieds… »

Paul Minthe est ce père blessé, plein de finesse et d’humanité qui, dans ce monologue, refait le parcours d’une fragile vie, celle du fils dans les différentes accentuations de la partition. Son chagrin est empreint de pudeur et de timidité, d’excuses. L’homme est sonné et remet ses pas dans ceux du fils tantôt avec regrets et remords, tantôt avec colère et chagrin, parfois avec fierté. Il rythme la langue, crue, triviale, naturaliste ou poétique avec la précision d’un scalpel et rend le texte limpide malgré sa construction elliptique aux expressions singulières qui n’ont pas dû faciliter la tâche du traducteur (Jean-Paul Manganaro). La direction d’acteur de Jean-Yves Ruf est à saluer.

Avec Olivier Cruveiller, Paul Minthe avait interprété La Passion selon Jean du même auteur et sous le regard du même metteur en scène, dans le rôle d’un schizophrène se prenant pour Jésus-Christ. Dans Vêpres de la Vierge bienheureuse, tout est dépouillé, il y a juste un banc au milieu de nulle part signe d’une scénographie froide, presque clinique (Laure Pichat) et des lumières crépusculaires (Christian Dubet). Il y a l’extrême justesse et sobriété du jeu de Paul Minthe et l’humanité de l’auteur, Antonio Tarantino.

Brigitte Rémer, le 29 octobre 2022

Avec Paul Minthe – scénographie Laure Pichat – création sonore Jean-Damin Ratel – lumières Christian Dubet – production Chat borgne Théâtre, compagnie conventionnée DRAC Grand Est et Région Grand Est – Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.

12 au 30 octobre 2022, 20h30, dimanche, 15h30, relâche les lundis et le 16 octobre – Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt. 75008 Paris – site : ww.theatredurondpoint.fr – tél. : 01 44 95 98 21